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Jacqueline de Jong, une géante sort de l’anonymat

10 mai 2021 5 min. temps de lecture

Le musée Wiels à Bruxelles extrait de l’ombre la production protéiforme et exaltante de Jacqueline de Jong, présentée pour la première fois dans une exposition institutionnelle en Belgique. Pour The Ultimate Kiss, la curatrice Devrim Bayar a ingénieusement sélectionné une cinquantaine d’œuvres féroces, osées et flamboyantes de cette artiste de quatre-vingt-deux ans qui, ébahie, découvre en même temps que nous l’immensité d’une vie.

Née en 1939 aux Pays-Bas, Jacqueline de Jong a dès son plus jeune âge baigné dans un milieu intellectuel grâce ses parents, tous deux collectionneurs d’art et proches de peintres tels que Soulage, Karel Appel, ou Asger Jorn. En 1959, la jeune femme trouve un emploi au Stedelijk Museum Amsterdam (musée municipal d’Amsterdam) et suit des cours d’histoire de l’art à l’université. C’est le déclic: elle deviendra peintre.

Des accidents et des suicides expressionnistes

Caractérisées par d’amples gestes énergiques, à la matière picturale dense et une palette intense et sombre, les premières toiles de Jacqueline de Jong se veulent abstraites (voir par exemple Admiration de la Reine Verte). Le geste y est intuitif et le restera à travers toutes les décennies suivantes, tel un leitmotiv dans la production de l’artiste. Deux ans plus tard, les toiles font timidement percevoir des formes reconnaissables mais l’on ne peut pas encore les qualifier de figuratives. Les tableaux de cette époque (1961-1964) témoignent de l’influence initiale du groupe Cobra. Parmi les membres de Cobra se trouve le peintre danois Asger Jorn, qui sera son compagnon les dix années suivantes.

Jacqueline de Jong s’intéresse parallèlement aux activités de l’Internationale situationniste, une organisation composée de révolutionnaires opérant dans la culture et la politique. L’organisation a pour chef de file l’écrivain, théoricien et cinéaste français Guy Debord. Celui-ci charge de Jong d’animer la section hollandaise du groupe (dont elle est la seule femme). L’aventure est de courte durée et Jacqueline de Jong décide de créer, tout en continuant sa pratique artistique, un magazine anglophone appelé The Situation Time, considéré comme une revue majeure de l’avant-garde. Dans les six numéros publiés entre 1962 et 1967, elle intègre les idées du mouvement situationniste autour de sujets tels que la culture populaire, la science ou le concept topologique.

À partir de 1964, la figuration s’installe dans deux séries majeures intitulées Accident et Suicide. Des thématiques macabres mais non dénuées d’humour et d’absurdité, dans une ambiance apocalyptique, mettant un projecteur sur une face moins reluisante de la modernité. Dans la première, les formes non identifiables des œuvres précédentes se transforment en personnages hybrides et monstrueux qui pullulent dans un télescopage de corps mouvants et ondulants. Des voitures explosées sont réparties aux quatre coins de la toile, le tout réalisé dans des tonalités plus claires (comme dans Playboy No.1 et Autofresser (Playboy No.2)).

Dans Suicide, les véhicules fracassés se voient remplacer par le motif récurent d’un squelette marron aux yeux injectés de sang, aux prises avec une femme nue et allongée (Qu’il a mauvaise mine) ou par des figures qui s’agrippent provoquant des permutations de corps (Ils ne savent pas ce qu’ils veulent). Un combat de tous les diables entre la vie et la mort combinant violence et sexualité, deux formes inaliénables de la nature humaine.

Érotisme et réalisme

La série Cosmonautes apparaît dans les années 1966-1967. Le style expressionniste s’est atténué, la facture picturale devient lisse, la spontanéité laisse place à une plus grande structure. Côté couleur, l’emploi de l’acrylique offre une palette de couleurs fluo donnant aux toiles un air «pop». L’artiste y dépeint avec une grande liberté ces voyageurs de l’espace, en faisant deux parallèles avec l’actualité de l’époque: la conquête de l’espace et la conquête du corps. Probablement influencée par le secteur de la pornographie en plein essor, la peintre exprime avec une liberté jubilatoire les fantasmes de notre super-héros isolé de tout divertissement (comme dans Tournevicieux).

C’est avec force et conviction que Jacqueline de Jong participe aux manifestations de mai 68 à Paris, marchant et scandant les slogans auprès de ses compagnons. À la cité Prost, elle crée avec d’autres camarades des posters, qu’elle a pour mission de transporter, sans se faire arrêter par les forces de l’ordre, à l’Atelier populaire de l’école des Beaux-Arts afin qu’ils soient distribués. Le pouvoir du peuple montre des personnages, colorés d’un rouge vif, marchant dans une parade burlesque sur un policier symbolisé par une masse informe et noire.

Après le tumulte de ces événements, la France resserre les conditions de séjour des artistes étrangers. Une période confuse pour Jacqueline de Jong qui met un terme à sa relation avec Asger Jorn. Elle quitte, avec regret, Paris et s’installe aux Pays-Bas avec son nouveau compagnon Hans Brinkman. C’est dans l’étroitesse et l’inconfort de leur appartement que la peintre imagine les Chroniques d’Amsterdam. Elle utilise des valises – support facilement transportable et stockable – dans lesquelles se déploient sur les deux pans intérieurs des dessins osés de personnages nus et des textes racontant sa nouvelle vie quotidienne.

Au début des années 1980, Jacqueline de Jong explore la figuration narrative dans Série noire (inspirée de la collection éponyme de romans policier). Des tableaux d’une étrangeté captivante, avec des personnages «réels», représentés dans des scènes de meurtres et dont la violence s’affranchit de ses œuvres de jeunesse, envahies alors de créatures hybrides. Les contrastes tranchants, vifs et flamboyants participent au «climax» du drame en cours. Les clichés drolatiques (la femme fatale rousse, l’imperméable beige du détective) et les positions inconfortables des protagonistes insufflent une atmosphère humoristique à l’ensemble.

Depuis 1990, Jacqueline de Jong navigue entre les styles, revenant sans complexe à un expressionisme mi-figuratif mi-abstrait, dans des toiles peuplées de figures montreuses et carnavalesques (De achterkant van het bestaan). En 2018, une exposition lui est consacrée à Toulouse aux Abattoirs Musée – Frac Occitanie puis au Stedelijk Museum Amsterdam (musée municipal d’Amsterdam). En 2019, elle reçoit le prix d’honneur AWARE (Archives of Women Artists, Research & Exhibitions).

Les peintres qui sortent de l’ombre sont monnaie courante. Ils ont en commun l’affranchissement des tendances esthétiques de leur époque ou l’envie, pourquoi pas, de faire cavalier seul. On pourrait les qualifier d’«artistes-ovni» que l’on découvre tardivement. Soit. Ce n’est pas le cas de Jacqueline de Jong. Bien que ses créations soient empreintes d’une immense liberté, elle n’est jamais allée à contre-courant d’un quelconque mouvement. Rajoutons qu’elle était entourée d’artistes et qu’elle participait activement à la scène avant-gardiste. En quittant cette exposition jubilatoire, une question nous taraude. Et si Jacqueline de Jong s’était appelée Jacques de Jong?

Jacqueline de Jong, The Ultimate Kiss, musée Wiels à Bruxelles jusqu’au 15 août 2021.
Un catalogue (en anglais) richement documenté est publié pour l’occasion: Jacqueline de Jong, The Ultimate Kiss, Mercatorfonds, 2021.
Mélanie Huchet c Haleh Chinikar

Mélanie Huchet

journaliste - critique d'art

photo © Haleh Chinikar

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